
Angus Reid, président de l’Institut Angus Reid
Interviewé le 30 septembre 2014 par Monica Pohlmann.
Pohlmann : À quoi les Canadiens pensent-ils surtout ces jours-ci?
Reid : Il y a vingt ans, les soins de santé figuraient au cinquième rang parmi les questions qui préoccupaient le plus les Canadiens. C’est maintenant passé au premier rang. Ils ont l’impression que la qualité du système s’est détériorée. En 1994, moins de quarante pour cent croyaient que les riches dans ce pays avaient un accès privilégié à nos ressources de soins de santé; c’est maintenant monté à soixante-cinq ou soixante-dix pour cent. Malgré les préoccupations des Canadiens au sujet de certains aspects du système, quand on leur demande ce qu’il y a de vraiment spécial dans le fait d’être Canadien, ils répondent de plus en plus : les soins de santé.
Pohlmann : Quand vous regardez le Canada aujourd’hui, qu’est-ce qui vous rend optimiste?
Reid : C’est un moment propice pour nous d’être Canadiens. Notre marque est forte et bien appréciée dans le monde. Nous sommes une fédération, et donc nous avons appris comment évoluer dans une société fonctionnant avec une grande diversité au niveau des régions, de la culture et de la géographie. Dans ce sens, nous pouvons offrir de nombreuses idées à d’autres pays qui veulent savoir comment gouverner dans ce monde extrêmement diversifié et constamment en changement.
Pohlmann : Et qu’est-ce qui vous préoccupe?
Reid : Notre système électoral ne fonctionne pas. Nous élisons un premier ministre qui a un pouvoir quasiment dictatorial. Un de nos problèmes est le nombre décroissant d’électeurs qui vont aux urnes et aussi le manque de connaissances politiques, surtout chez les jeunes. Il existe un déficit alarmant dans la compréhension des aspects les plus fondamentaux de notre démocratie.
Au palier fédéral, la possibilité pour nous de recruter de bons dirigeants a été quelque peu minée par cette règle tacite selon laquelle les personnes élues à de hauts niveaux doivent être entièrement bilingues. Au fond, nous empêchons la majorité des politiciens anglophones d’accéder à ces postes. Il faut comprendre qu’il est possible d’avoir un premier ministre dont le français n’est pas parfait, mais qui a un lieutenant bilingue. Ça n’est pas une idée acceptée par bien des gens, mais elle me tient beaucoup à cœur, parce que la formation de bons leaders est cruciale pour l’avenir du pays.
Une grande source d’inquiétude, c’est le déclin des médias imprimés et le déclin remarquable de ce que j’appelle les médias bâtisseurs de consensus. Les journaux locaux ne publient plus d’articles sur les événements de la communauté. Quand on ne fait que réécrire l’information transmise par des fils de presse, comment alors peut-on rapporter ce qui se passe au Conseil municipal ou encore, des actes criminels locaux ou d’autres types de nouvelles?
Pohlmann : Si vous pouviez questionner un clairvoyant sur l’avenir du Canada, que voudriez-vous savoir?
Reid : Comment aborder les problèmes croissants de l’inégalité? On en voit partout. On ne peut pas aller à l’aéroport sans apercevoir des riches qui passent impunément en tête de file pendant que tous les autres attendent leur tour pendant une heure avant de monter à bord d’un avion. Et c’est constamment la même chose partout dans notre société, que ce soit sur le plan des soins médicaux ou dans n’importe quel autre service. Notre société a enrichi bien des gens grâce à la technologie et à d’autres changements. Il nous faut découvrir comment rétablir un genre d’équilibre. Allons-nous devenir une société de plus en plus inégale ou allons-nous trouver des mécanismes qui permettront de réinventer le rêve de la classe moyenne?
De quoi auront l’air les ménages dans vingt ans, dans cinquante ans? Nous observons d’énormes changements dans la définition de la famille et toutes sortes d’accommodements différents deviennent légitimes. Pour certains qui considèrent que la famille traditionnelle constitue la fondation de la société, tout mouvement rapide dans l’autre sens est une source de soucis. Mais j’ai d’autres amis qui pensent que nous devrions plutôt célébrer la disparition de la famille traditionnelle.
À quoi ressemblera la vie dans vingt ou vingt-cinq ans, lorsque mes cinq petits-enfants entreront dans le marché du travail? Verront-ils leur niveau de vie comme étant inférieur à celui de leurs parents ou grands-parents? Auront-ils accès à des soins de santé de haute qualité? Le Canada sera-t-il toujours une société équitable et compatissante, ou bien la technologie et les forces mondiales compromettront-elles ces éléments qui ont créé l’expérience canadienne?
Pohlmann : Quelles tendances significatives percevez-vous?
Reid : Le courant actuel se heurte contre l’idée typique de ce que cela signifie d’être Canadien, de ce qu’est le rêve canadien. C’est pourquoi il est tellement important d’avoir de bons dirigeants. Nous allons nous en sortir à condition de trouver des leaders qui sachent pousser la nation à contrer ce courant. Nous ne pouvons pas nous permettre d’aborder l’avenir en somnambules; nous devons être pleinement conscients de notre insatisfaction envers la voie dans laquelle nous sommes engagés et nous devons nous servir de notre volonté collective pour apporter les changements nécessaires. La course est commencée, entre ce que nous pouvons faire par intentionnalité et volonté, et ce que réussiront à faire les forces qui sévissent au sein de la société canadienne, si l’on n’intervient pas.
Notre gouvernement fédéral est plus politisé qu’à tout autre moment de notre histoire. Généralement, c’est là une mauvaise chose. Lorsqu’on va au-delà des enjeux économiques, de la défense, de la sécurité frontalière et de quelques autres questions, on aboutit avec un gouvernement fédéral qui ne semble pas avoir une vaste vision pour le pays, à part le fait de déléguer des pouvoirs aux provinces et de les laisser se débrouiller.