David Emerson sur la transformation du leadership

Emerson_1David Emerson, ancien ministre du Commerce

 

Interviewé le 15 août 2014 par Monica Pohlmann.

Pohlmann : Qu’est-ce qui vous empêche de dormir la nuit au sujet de ce qui se passe actuellement au Canada?

Emerson : Nous ne gérons pas bien notre richesse en ressources naturelles. Nous ne prêtons pas suffisamment attention à la croissance à long terme, à la stabilité et à l’équité entre les générations. J’observe ce que nous faisons avec les ressources non renouvelables et cela me désespère. Nous avons donné libre cours à une mentalité de ruée vers l’or. Quand les marchés sont forts, nous voyons d’énormes investissements dans les projets, tels que les sables bitumineux, ce qui mène à l’inflation des coûts, aux maux de croissance sociale et économique et aux pressions environnementales. Ensuite, nous prenons les recettes provenant de ces ressources — recettes que nous n’obtenons qu’une seule fois avec la vente d’un bien public — et les utilisons pour payer les soins de santé, les programmes gouvernementaux et les services qui sont solidement ancrés dans notre système de dépenses publiques. Mais le cycle tourne inévitablement et nous nous retrouvons devant la dévastation fiscale et économique. Les recettes ne sont plus là, mais les dépenses associées aux programmes perdurent. Les coûts qui ont augmenté si facilement ne baisseront plus. Cette approche envers la gestion des ressources ne fait qu’alimenter la volatilité, à la fois sur le plan national et interrégional.

Cette volatilité a également un effet déstabilisant sur la partie de notre base économique qui est mobile au niveau mondial. Les coûts et les pressions fiscales créés pendant les périodes de prospérité sont très persistants et ne se corrigent que très lentement et très douloureusement. L’industrie, les capitaux et les compétences humaines nécessaires pour stimuler l’innovation et les nouveaux produits destinés au marché mondial peuvent aller ailleurs et y vont effectivement. Au fond, on force l’économie à dépendre des activités qui sont proches de la ressource… l’inverse de la diversification économique.

De façon semblable, nous avons été témoins de l’érosion du secteur manufacturier au sein de l’économie canadienne, et cela aussi me préoccupe. Je crois qu’un bon équilibre entre les activités manufacturières, l’extraction des ressources, la technologie et les services est important pour assurer une économie saine, dynamique et stable.

Nous sommes également aux prises avec certaines politiques publiques qui vont à l’encontre de la dépendance du Canada à l’égard du commerce international et à l’encontre de l’investissement dans notre avenir économique. Nous poursuivons toujours des politiques protectionnistes dans plusieurs secteurs, par exemple l’agriculture et les télécommunications. Nos propres politiques protectionnistes minent notre réputation en tant que nation de libre commerce et entravent notre capacité de négocier le genre d’accords commerciaux qu’il nous faudrait pour soutenir un avenir économique robuste. Bien que cette situation s’améliore peu à peu, cela demeure néanmoins une grande source d’inquiétude.

En dernier lieu, je suis inquiet pour le Grand Nord canadien. Au point de vue géographique, le Canada est surtout composé d’une immense masse de terre et d’eau pénétrant la zone arctique, particulièrement vulnérable au changement climatique et peu peuplée. Petit à petit, nous devenons plus conscients des problèmes et des préoccupations du Nord. Mais le défi posé dans le Nord ressemblera au défi posé pendant le développement du Canada à ses débuts. Il faudra y réaliser d’énormes investissements et l’attente sera longue avant de pouvoir en tirer « profit ». Les questions relatives à la souveraineté et à la sécurité seront primordiales. Les évaluations et les impacts potentiels exigeront une discipline et une concentration intenses. Sir John A. Macdonald doit se retourner dans sa tombe.

Pohlmann : Si dans vingt ans les choses ne se sont pas bien déroulées au Canada, que se serait-il passé?

Emerson : Ce scénario négatif ferait preuve d’échecs dans plusieurs domaines. Les pipelines essentiels au transport des produits vers les marchés n’auront pas été construits à temps. L’infrastructure économique fondamentale, et surtout l’infrastructure du transport, sera rejetée dans chaque « quartier » stratégique, ce qui reflète le remplacement des licences réglementaires par le concept amorphe des « licences sociales ». Nous ne parviendrons pas à restaurer l’élan initial des pourparlers multilatéraux sur les échanges commerciaux et nos tentatives de forger des accords commerciaux régionaux fléchiront. Nous ne nous adapterons pas à la réalité du réchauffement de la planète, et le monde se heurtera à une crise internationale urgente en matière de politique publique. En ce qui a trait au climat, et à la mauvaise gestion de nos ressources naturelles, nous verrons apparaître de nouvelles technologies qui mèneront les consommateurs à adopter d’autres sources d’énergie que celles à base de carbone. Étant donné que nous sommes extrêmement dépendants de l’énergie à base de carbone, notre économie et nos finances publiques seront durement frappées.

Les délais requis pour instaurer des changements profonds et transformateurs sont extrêmement longs, qu’ils soient rattachés aux règles, aux lois ou à l’infrastructure. Nous n’aurons pas su dompter les forces du court-termisme, et ceci ne fera qu’encourager les partis politiques à poursuivre leur tendance à négliger une vision plus large du pays et jouer en faveur d’assises politiques individuelles plus étroites, à se munir de corbeilles de gourmandises et de faveurs réservées aux assises en question.

En bref, les générations futures de Canadiens auront un grave défi à relever pour réaliser le type de chances et de normes de vie rendues accessibles aux générations de l’après-guerre.

Pohlmann : Quelles décisions le Canada devra-t-il prendre?

Emerson : Les personnes dotées de vision, d’intelligence, de sagesse et d’énergie devront s’extraire de leurs zones de confort et se dévouer à la tâche de convaincre leurs concitoyens que nous avons beaucoup de travail ardu à faire. Il y aura de la controverse et parfois de brefs sacrifices à faire, mais les Canadiens devront appuyer les leaders qui assumeront le gros du travail, non pas pour des raisons de défendre leurs intérêts, mais pour des raisons de fierté nationale et de foi en notre responsabilité envers les générations futures. Si les gens ayant des talents exceptionnels ne se manifestent pas et si les Canadiens ne leur donnent pas l’appui qu’il faut, le scénario négatif deviendra le scénario de base.

Il y a eu de nombreux leaders qui ont changé le cours des choses au fil de l’histoire. J’adore lire à leur sujet, parce que plusieurs d’entre eux ont dû faire face à des échecs et essuyer des revers, mais ils ont persévéré malgré tout. Steve Jobs avait une vision obsessionnelle et non ambiguë à l’égard d’ Apple. Elle n’était pas appréciée par tout le monde, mais elle a bien profité à Apple et aujourd’hui, on le révère pour sa détermination à faire non pas ce qui était à la mode, mais plutôt ce en quoi il croyait. Le Canada a besoin de ce type de leadership innovateur : des gens qui se consacrent à faire ce qui est difficile, épuisant, et parfois même impopulaire, mais néanmoins avantageux pour l’avenir à long terme du pays.

Reos Partners

Thought leader interviews were conducted by Reos Partners, led by project editor Adam Kahane. Kahane is a best selling author and facilitator who has led dialogues in more than 50 countries including post-Apartheid South Africa. Les entrevues auprès de leaders d’opinion ont été réalisées par Reos Partners, sous la direction d’Adam Kahane, rédacteur de projet. Kahane est un auteur et facilitateur à succès qui a mené des dialogues dans plus de 50 pays, notamment en Afrique du Sud après l’apartheid.