John Borrows sur les traditions juridiques des peuples autochtones

John Borrows, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit autochtone à la Faculté de droit de l’Université de Victoria
Interviewé le 2 septembre 2014 par Monica Pohlmann.
Pohlmann : Qu’est-ce qui vous anime?
Borrows : Nous avons deux systèmes juridiques, un qui vient de la France et l’autre de l’Angleterre, et pourtant, on ne reconnaît pas suffisamment les systèmes qui viennent d’ici. Les traditions qui sont venues de France et d’Angleterre nous ont parfois bien servis, mais elles ont également laissé des lacunes et des points d’interrogation qui demeurent toujours sans solution, aujourd’hui. Je suis convaincu que le Canada serait enrichi par les traditions juridiques des peuples autochtones. J’aimerais tellement que les perspectives et les traditions juridiques des peuples salish, cri, blackfoot, inuit et micmac deviennent partie intégrante de nos normes de jugement, non pas seulement au sein des communautés autochtones, mais dans l’ensemble du Canada. Il pourrait être passionnant d’apprendre ce que la tradition juridique salish nous enseigne par rapport à la fracturation, aux oléoducs ou aux gazoducs, ou à tout problème local. Il se peut que la réponse ne soit ni entièrement dans le droit salish ni entièrement dans la Common Law, mais quand on juxtapose les deux systèmes — ça, c’est puissant! Il y a quelque chose dans le jumelage qui confère une nouvelle perspective. Tout comme nous avons différentes formes d’art, les peuples autochtones ont différents types de droit. Nous devons chercher comment nous approprier ce droit et le façonner en différentes formes nouvelles et inspirantes.
Pohlmann : Si vous pouviez consulter un voyant sur l’avenir du Canada, que voudriez-vous savoir?
Borrows : Pourrons-nous revitaliser les langues autochtones? Un grand nombre d’entre elles sont au bord de l’extinction, et il est difficile de maintenir les autres vivantes, même si elles sont plus solidement ancrées — comme celles des Inuist, des Ojibwés et des Cris. Ce qui explique en partie cette tendance, c’est qu’environ cinquante pour cent des autochtones sont mariés à des non-autochtones. À peu près soixante pour cent des autochtones habitent maintenant des zones urbaines; les médias de langue anglaise exercent tellement d’influence sur la nouvelle génération.
Une bonne nouvelle, c’est qu’il y a beaucoup de gens qui apprennent les langues autochtones comme des langues secondes. Ils grandissent en parlant anglais, mais ils sont Salish et déclarent « je veux parler le salish! » Il y a un tout petit nombre de personnes salish, dont le salish est la langue première, mais maintenant, il y en a de plus en plus qui l’étudient comme langue seconde.
J’apprends l’ojibwé depuis quelques années. En apprenant cette langue, j’acquiers de nouvelles façons de voir le monde. Dans les langues algonquiennes, le monde est divisé entre les choses qui vivent et les choses qui ne vivent pas. En ojibwé, les roches et les arbres possèdent des forces vivantes; on les traite comme des personnes. On a un rapport différent avec le monde.
Pohlmann : Qu’est-ce qui vous empêche de dormir la nuit?
Borrows : Nous manquons à notre devoir envers les jeunes du Canada, en particulier les jeunes autochtones, en nous battant pour des questions idéologiques et en ne leur donnant pas les compétences les plus fondamentales. Même aujourd’hui, seulement trente-cinq pour cent des enfants en réserves terminent l’école secondaire. Et seulement quatre pour cent d’entre eux ont un niveau secondaire de scolarité. Nous avons perdu des générations entières de jeunes dans les pensionnats chrétiens, les services de protection de l’enfance, le système carcéral, les drogues et le décrochage scolaire. La perte en potentiel humain est stupéfiante.
En enseignant aux jeunes, je perçois souvent en eux un sens d’espoir perdu ou de cynisme vis-à-vis de ce que l’avenir leur réserve, face à ce qu’ils peuvent faire dans le monde. J’essaie de les encourager à comprendre qu’ils peuvent en effet faire une différence, j’essaie de les aider à identifier le domaine dans lequel ils pourront donner et contribuer. C’est vraiment gratifiant, cependant, d’entendre les étudiants poser des questions. Ils ne se contentent pas de laisser les choses telles quelles.
J’ai beaucoup voyagé l’été dernier en Ontario, où j’ai visité différentes réserves et entendu les aînés dire : « Il y avait beaucoup de chênes et d’érables dans cette forêt autrefois, et ils ne sont plus là. Nous ne voyons plus les diverses espèces d’oiseaux, d’insectes ou de poissons qui abondaient ici autrefois. » Après les avoir entendus, je m’inquiète pour l’environnement, je m’inquiète devant la perte de diversité dans notre écosystème.
Pohlmann : Si dans vingt ans les choses devaient mal tourner, que se serait-il passé?
Borrows : Nous n’aurions pas cultivé une façon saine d’aborder ce que nous pouvons appeler la spiritualité. Nous n’aurions pas prêté suffisamment attention à la manière non physique d’évoluer dans le monde, et aux questions de communauté et de liens. Nous aurions dû nous engager dans des conversations qui nous auraient fait sortir du moment et penser de façon plus large, de façon à nous demander « pourquoi sommes-nous ici? » Nous n’aurions pas réussi à créer un rapport différent avec notre environnement. Nous étions plus branchés sur les mouvements de l’énergie nationale et internationale, et pas assez conscients des énergies locales et de comment on les endommageait ou de comment on aurait pu mieux les exploiter.
Pohlmann : Pourriez-vous me citer quelques exemples importants où le Canada a réussi à atteindre son potentiel dans le passé?
Borrows : Nous sommes dans la 250e année du Traité de Niagara. En 1764, deux mille autochtones représentant vingt-quatre différentes nations ont rencontré le principal fonctionnaire en Amérique du Nord britannique, Sir William Johnson, afin de conclure un traité de paix, d’amitié et de respect. C’était après la guerre de Sept Ans. D’une seule voix, ils ont dit : « Voici à quoi ressemblera le Canada. Nous aurions pu continuer à faire la guerre, mais avons décidé contre. Nous avons opté pour la persuasion, et non pour la force. » À mon avis, il s’agit là d’une des fondations mêmes du Canada. Alors pourquoi n’avons-nous pas célébré l’événement? C’est que malheureusement, nous avons adopté le point de vue selon lequel les traités étaient tout simplement des transactions immobilières. En adoptant ce point de vue, nous avons perdu une partie de ce que nous sommes à titre de nation. Nous n’avons pas vu que notre nation est fondée sur des aspirations plus nobles.