Preston Manning sur la conciliation de l’économie avec l’environnement

Preston Manning, président du Manning Centre for Building Democracy
Interviewé le 16 septembre 2014 par Brenna Atnikov.
Atnikov : Quand vous regardez le Canada, qu’est-ce qui vous frappe?
Manning : J’aimerais que le Canada soit la démocratie la mieux gouvernée du monde; qu’il ait la plus forte économie et la meilleure qualité de vie au monde. Une façon de renforcer la gouvernance démocratique est de rehausser les connaissances, les aptitudes, l’éthique et les capacités des représentants élus. Il y a beaucoup plus de cellules de réflexion, de groupes d’intérêt et de programmes de formation pour les élus provinciaux et fédéraux que pour les plus de 25 000 élus municipaux. Il faut trente heures de formation pour servir chez Starbucks, mais on peut devenir législateur au parlement sans une seule heure de formation. Est-ce que cela a du bon sens? Il devient impossible de persuader les gens compétents qui sont au sommet de leurs capacités de se lancer dans la vie politique, parce qu’ils ne veulent pas se soumettre ou soumettre leurs familles aux attaques personnelles et aux examens minutieux que l’on retrouve dans les médias.
Nous souffrons de ce qu’on pourrait appeler un « déficit démocratique », surtout chez les jeunes. Le plus simple moyen de le mesurer, c’est par le déclin dans le nombre de gens qui votent. Les gens ont l’impression que leur voix ne compte pas. Les sondages menés pour déterminer comment les Canadiens perçoivent l’efficacité du gouvernement et les processus démocratiques ont produit des résultats extrêmement négatifs. Dans une telle situation, les quelques-uns qui s’y intéressent peuvent maîtriser le système en entier. J’appelle cela « La Loi de fer de la démocratie » : si vous décidez de ne pas vous engager dans la politique, vous serez gouverné par ceux qui s’y engagent.
Au plus haut niveau, la politique a pour but de concilier les intérêts divergents. Les plus difficiles à concilier sont ceux où les deux côtés sont valables. À titre de nation, nous avons désespérément cherché le juste milieu depuis le tout début, ce qui a aidé à garder le pays uni. C’est pourquoi nous sommes bilingues; c’est pourquoi nous avons choisi une combinaison du système parlementaire britannique et du système fédéraliste américain. Nous devons continuer de chercher le juste milieu sur de nouveaux fronts, y compris le front économique-écologique. Autrement, nous risquons de plonger dans une autre crise d’unité nationale, amorcée par les provinces de l’Ouest et leur sentiment de subventionner tout ce qui est à l’est de la rivière des Outaouais.
Atnikov : Qu’est-ce qui vous empêche de dormir la nuit?
Manning : Les Canadiens ont besoin d’une bonne dose de réalisme par rapport à l’économie. Le secteur des ressources est le cheval qui tire la charrette économique actuelle. Nous devons davantage prêter attention au renforcement de ces industries et reconnaître ce qu’elles contribuent. Afin de maintenir notre haut niveau de vie, l’économie doit être assez forte pour défrayer les coûts de notre réseau de services sociaux. Au fur et à mesure que notre population vieillira, les pressions sur nos systèmes de soins de santé et sur nos régimes de retraite augmenteront.
Il faut aussi que nous répondions aux préoccupations environnementales, surtout lorsqu’elles interviennent dans le développement des ressources. Nous ne pouvons pas continuer de nous engager dans une dispute polarisée de « l’environnement contre l’économie ». Personne ne veut détruire l’environnement ou l’économie — on a besoin des deux —, mais il y a bien des gens qui veulent prendre parti pour l’un ou pour l’autre. Il y a différentes façons de concilier l’économie et l’environnement, certaines du côté de l’offre et d’autres du côté de la demande. Peu de groupes dans la société parlent de restreindre les demandes.
Un éveil spirituel parmi les Canadiens pourrait faire partie d’une volonté renouvelée de tempérer nos demandes dans l’intérêt de l’avenir. Mais les groupes écologiques préfèrent plutôt se servir de règles pour freiner certaines activités. Toutefois, si l’on examine l’exploitation des sables pétrolifères en Alberta, la raison pour laquelle les entreprises ont retardé leurs projets n’est pas parce que l’Office national de l’énergie a émis une ordonnance réglementaire quelconque, mais à cause de facteurs économiques. Lorsque le prix de l’essence a défoncé le plafond, ceci a entraîné un ralentissement dans l’exploitation des sables bitumineux, parce que les compagnies utilisent le gaz naturel pour alimenter l’extraction. Les messages qui parviennent le mieux à convaincre les exploitants de sables bitumineux sont les messages qui se rapportent aux finances et aux marchés.
Les conservateurs peuvent jouer un rôle important dans la conciliation de ces intérêts. Les mots « conservateur » et « conservation » sont issus de la même racine. Vivre selon ses moyens — principe auquel adhèrent les gens financièrement conservateurs — est en fait un concept écologique. On ne peut pas retirer plus d’un système naturel que ce qui y est remis. Les conservateurs pourraient mobiliser les mécanismes de marché pour la protection de l’environnement et en faire leur contribution de marque.
Atnikov : Si les choses devaient mal tourner au cours des vingt prochaines années, que pourrait-on en dire?
Manning : Je me demande si cette génération-ci du « baby-boom » poursuivra ses propres intérêts jusqu’au bout. Si les « baby-boomers » insistent pour obtenir le plus haut niveau de soins de santé et la meilleure technologie jusqu’à la toute fin, ils pousseront les soins de santé à la faillite et feront en sorte que les plus jeunes générations ne puissent pas avoir accès à certains aspects du système.
Atnikov : Et si en revanche les choses devaient bien aller au cours des vingt prochaines années, que se serait-il passé?
Manning : La doctrine centrale de la foi chrétienne est la conciliation, que ce soit entre les personnes et quiconque elles perçoivent comme étant Dieu, ou entre les personnes et leurs prochains, ou entre les personnes et leur for intérieur, ou encore entre les personnes et le monde physique. L’intérêt renouvelé dans la gérance responsable de l’environnement — rétablir le rapport entre les êtres humains et la nature — comporte certains éléments de spiritualité. Cette perspective a un rôle à jouer pour aider les gens à reconnaître le besoin de sacrifier la satisfaction immédiate pour quelque chose qui viendra à l’avenir, pour la génération suivante, pour l’environnement. Si nous limitions nos exigences matérielles, nous aurions plus de temps pour nos relations personnelles, familiales et sociales. Si nous passions plus de temps à nous occuper les uns des autres, nous ne serions pas obligés de faire appel à l’appui du gouvernement. Ceci est une autre approche que celle de chercher à tout résoudre par voie de règles ou de lois. C’est facile de parler de l’avenir par rapport à ce qu’il devrait être, sur le plan économique, écologique, social et politique. J’y ajouterais la dimension spirituelle, aussi.