Roger Gibbins sur le besoin de décider où nous allons

Roger Gibbins, chercheur principal de la Canada West Foundation
Interviewé le 5 septembre 2014 par Monica Pohlmann.
Pohlmann : Qu’est-ce qui vous préoccupe au sujet du Canada, en ce moment?
Gibbins : Nous sommes en train de perdre notre sens de collectivité en tant que pays dans son ensemble. Bien des gens ont l’impression qu’il suffit d’avoir une communauté locale épanouie et une ligne ferroviaire à grande vitesse menant à un aéroport international pour n’avoir besoin de rien d’autre. Par conséquent, les collectivités de niveaux provincial et national ne comptent plus beaucoup. L’occasion d’aller voir le monde et de revenir à sa base est là, mais je m’inquiète du manque de motivation du Canada, en général. Nous perdons confiance en nos institutions politiques et en notre capacité d’agir ensemble. Les perspectives sont plus étroites, et bien que ce phénomène ne soit pas limité au Canada, le fait d’avoir des gens dans ce pays vaste et maladroit, qui se replient de plus en plus sur eux-mêmes, demeure néanmoins alarmant.
On peut dire que dans l’ensemble, la situation chez les autochtones est positive et qu’elle déploie beaucoup d’énergie et d’innovation. Mais je crains aussi que les Premières Nations deviennent de plus en plus isolées au lieu de devenir de plus en plus partie intégrante du courant national.
Un tel isolement ne sera pas sain. Lorsque les groupes sont rapprochés de la plus grande société, tous les aspects positifs de l’intégration peuvent fonctionner. Ce sont les communautés plus petites et plus isolées qui me préoccupent. Ce n’est pas ce qu’on appelle un avenir.
Nous avons une approche quasi obsessionnelle vis-à-vis de l’environnement : nous nous concentrons sur ces sept arbres ou bien sur ce lac en particulier, et nous n’acceptons pas de compromis. On oserait espérer que si je suis dans mon quartier en train de protéger mes arbres, il existe évidemment un lien local, mais aussi il y a toujours cette pensée sous-jacente dans ma tête qui demande si ce geste est bon pour la province, pour le Canada? On veut que ce débat se déroule dans la tête des gens, et je ne crois pas que ce soit le cas en ce moment.
Pohlmann : Quelles décisions importantes devons-nous prendre?
Gibbins : Notre économie repose sur les ressources. Il est assez sûr de prédire qu’une économie basée sur les ressources ne fera rien pour nous dans vingt ans. Nous devons nous transformer, mais comment? Il y a bien des gens qui voudraient que Calgary soit en tête dans le domaine de l’énergie. Mais nous ne surpasserons jamais les Chinois en énergie solaire ou les Allemands en énergie éolienne. Si nous voulons occuper une niche dans l’économie mondiale, quelle serait-elle?
Pohlmann : Quelles leçons devons-nous tirer de nos échecs passés?
Gibbins : Vous avez sans doute entendu cette vieille expression albertaine : « Donnez-moi un autre boom pétrolier, et je promets de ne pas le dilapider! » L’Alberta est un excellent exemple d’un endroit où nous avons bénéficié d’énormes richesses sans nous en sortir mieux pour autant. En Colombie-Britannique, la Première Ministre, Christy Clark, a une vision selon laquelle les revenus du gaz liquide naturel engendreront une abondance de richesses pouvant servir à différentes fins au sein de cette province. Elle est sur la bonne voie, dans le sens qu’il nous faut utiliser ces revenus de façon à transformer les choses.
Parallèlement, si l’on est dans le commerce du voyage, on vend la destination et non le trajet. Christy Clark essaie pour sa part de vendre le trajet, et ce n’est pas suffisant. Harper a une destination en tête, mais ne l’a pas clairement articulée. Si les gens ont peur de la fin que Harper a en tête, ils ne vont pas en accepter les moyens. Si nous avions une vision claire de notre destination comme pays ou comme province, une vision un peu meilleure que celle d’avoir simplement les impôts les plus bas et les salaires les plus élevés, alors cet objectif serait plus facile à vendre. En ce moment, il est plutôt difficile de contrer les oppositions qui surviennent.
Pohlmann : Qu’est-ce qui vous anime au sujet du Canada?
Gibbins : J’aime ce que nous avons réalisé dans la partie urbaine du Canada; malgré les énormes défis que les villes représentent, nous avons réussi à créer des milieux urbains qui sont assez sécuritaires, intéressants et énergiques. Nous avons créé un climat de tranquillité politique dans le pays qui peut être étouffant de certaines façons, mais qui nous a aussi apporté beaucoup de réconfort intérieur. Dans notre politique nationale, nous ne cherchons pas à démolir les gens. Nous nous sommes raisonnablement bien débrouillés pour transformer ce pays complexe en une société remarquablement inclusive et diversifiée. Nous avons joué un rôle important sur le plan international. Nous nous critiquons constamment au sujet de notre engagement écologique et pourtant, nous avons beaucoup fait à l’échelle locale. Il y a des exceptions, mais en dépit de cela, nous nous sommes assez bien tirés d’affaire. Nous devrions être fiers de ce que nous avons réalisé dans ce pays.
Pohlmann : En tant que pays, il y a des choses dont nous ne parlons pas et dont nous devrions pourtant parler. Quelles sont ces choses, d’après vous?
Gibbins : Le 150e anniversaire fournit l’occasion de pousser les Canadiens à réfléchir sur l’avenir. En 1967, les premiers ministres de l’Ontario et du Québec ont coprésidé une assemblée intitulée Conférence sur la Confédération de demain. Il est temps pour nous d’avoir une autre conférence nationale sur toute une série de questions pressantes. Le monde semble être en train de se désintégrer très rapidement et de manière très décourageante. Cela veut dire qu’il est encore plus important que les Canadiens commencent à discuter de façon constructive de notre pays, de ce que nous pouvons faire ici et de comment nous protégerons le type de prospérité et d’harmonie sociale que nous avons eues jusqu’à maintenant. Le rapport tristement célèbre des Nations unies, daté d’il y a une vingtaine d’années, dans lequel le Canada était décrit comme le meilleur endroit où vivre dans le monde, peut nous avoir rendu un mauvais service en nous encourageant à être plus complaisants. Nous ne sommes pas faits cette réputation par accident; nous avons créé ce type de pays à force de volonté. Si cette volonté devait s’affaiblir ou perdre sa raison d’être, bien des atouts que nous possédons aujourd’hui deviendraient précaires. Ce que je crains, c’est qu’en dépit d’avoir réglé les problèmes du passé, nous soyons rapidement en train de nous laisser submerger par les problèmes de demain. Il faut que nous trouvions le moyen de cristalliser notre meilleur pouvoir de réflexion et de le transformer en vision d’avenir.