Sheila Watt-Cloutier sur le droit au froid

Sheila Watt-Cloutier, ancienne présidente du Conseil circumpolaire Inuit
Interviewée le 14 octobre by Adam Kahane.
Kahane : Qu’est-ce qui vous empêche de dormir la nuit?
Watt-Cloutier : Les Canadiens entendent parler des taux élevés de suicide, de toxicomanie et de violence au sein de la population inuite. Ils observent ces symptômes, mais ils n’en comprennent pas le contexte, alors ils portent des jugements à notre égard. C’est toute cette question des « autres ». Ils ne peuvent pas suivre le programme, ils ne savent pas comment faire ceci ou cela. L’adaptation est un des points forts des peuples autochtones, donc ce n’est pas que nous ne nous adaptons pas; c’est la soudaineté avec laquelle les événements ont eu lieu, les traumatismes historiques et les politiques qui nous ont rendus dépendants et nous ont fait perdre le sens de qui nous étions.
Nous avons cédé notre sagesse et notre contrôle à un pouvoir que nous craignions. Voilà pourquoi il est important d’habiliter nos gens pour qu’ils fassent les choix que nous estimons être bons pour nous, afin d’alléger les problèmes auxquels nous nous heurtons, comme la toxicomanie et le manque d’emploi, ou encore d’améliorer nos systèmes de santé et d’éducation. Mon livre est intitulé Le droit au froid. Ce n’est pas que nous voulons avoir froid et frissonner; le livre porte sur ce que cela signifie pour les habitants de l’Arctique de défendre notre droit de faire nos propres choix tout en protégeant notre environnement, ainsi que notre culture de chasse traditionnelle qui dépend du froid.
C’est facile pour les gouvernements de faire miroiter le développement des ressources avec la promesse de réduire la pauvreté en procurant des emplois à tout le monde. Mais quand ils répètent perpétuellement : « Nous savons ce qui est dans votre meilleur intérêt », ils n’ont pas tout à fait saisi. Lorsque les compagnies du développement des ressources viennent s’installer, elles agissent ni plus ni moins comme le faisaient les missionnaires et les marchands de fourrures à l’époque. L’approche des missionnaires est de dire : « Si vous faites ce que je vous dis, votre âme sera sauvée. » Avec ces nouvelles institutions, c’est pareil.
Personne ne s’intéressait à l’Arctique avant que la glace n’ait commencé à fondre, mais maintenant que les ressources sont mises à nu et sont donc plus faciles d’accès, des avions bondés d’exploitants atterrissent chez nous. Certaines entreprises offrent de gros montants d’argent au ministère de l’Éducation du Nunavut pour qu’il commence à élaborer des programmes pour enfants dès la troisième année scolaire, dans le but d’intégrer éventuellement ces enfants dans leur main-d’œuvre. Mais qu’arrivera-t-il quand l’exploitation minière s’en ira? Sera-t-il possible de transférer ces compétences à d’autres emplois? Ces entreprises sont déjà venues et reparties ailleurs dans le monde, ne laissant derrière elles que des communautés dévastées. Je m’inquiète du fait qu’on creuse la terre qui est sacrée pour nous depuis des millénaires, et qu’en même temps on leurre nos habitants en agitant l’argent et les fiches de travail comme des appâts. Je crains que cela ne fasse qu’aggraver les luttes que nous devons mener.
Kahane : Imaginez un avenir florissant où les choses auraient bien tourné. À quoi cela serait-il dû?
Watt-Cloutier : Il n’est pas si difficile d´interviewer des chefs d’entreprise, de choisir lesquels on va accueillir et de signer un contrat en bonne et due forme. En revanche, il est beaucoup plus difficile de bien étudier et de planifier réellement les actions qu’il nous faut entreprendre dans l’intérêt de nos communautés. Il est important pour nous de ne pas nous sentir piégés par cette unique proposition qu’on nous fait miroiter. Nous pouvons puiser à même l’ingéniosité, la créativité et la sagesse des Inuits pour assurer la durabilité des ressources dans nos communautés. Nous nous dirigeons actuellement vers la création d’entreprises se rapportant aux mines, et ceci est un moyen pour nous de nous habiliter nous-mêmes. Nous sommes en train d’acquérir les compétences nécessaires pour maîtriser nos moyens de survie et de prospérité dans notre contexte futur.
Kahane : Qu’est-ce qui retient votre attention ces jours-ci?
Watt-Cloutier : Lorsque les Canadiens songent au développement des ressources dans le Nord, ils prennent rarement en considération la dimension humaine. Le gouvernement actuel considère l’Arctique comme une occasion offerte à la grande superpuissance énergétique de nourrir le monde entier, mais en pensant de la sorte, il ne reconnaît pas le fait que les familles inuites, qui cherchent simplement à nourrir leurs proches, seront négativement touchées par la détérioration de l’environnement. Il y a des gens qui ne saisissent pas tout à fait pourquoi nous voulons chasser ou manger des phoques plutôt que d’aller au supermarché pour acheter du poulet ou des côtelettes de porc. Ils ne comprennent pas l’importance pour nos communautés de continuer de respecter et d’absorber la sagesse que nous apprend la culture de chasse. La terre, la glace et la neige sont un terrain de formation pour développer notre sens d’identité et notre force de caractère. Nous y apprenons la patience. Nous y apprenons à être courageux et audacieux au bon moment. Nous y apprenons à ne pas être impulsifs, parce qu’autrement, nous courons des risques pour nous-mêmes ainsi que pour nos êtres chers. Nous y apprenons comment endurer des situations stressantes et avoir un jugement et une sagesse solides. Nous y apprenons non seulement comment le monde fonctionne, mais aussi comment nous fonctionnons. Dans l’enseignement scolaire institutionnalisé, ces valeurs sont très distinctes les unes des autres, mais dans la tradition de chasse, elles font partie d’un tout.
Kahane : Qu’est-ce que les autres peuvent apprendre des Inuits?
Watt-Cloutier : Peu de gens savent et apprécient le fait que les Inuits sont les inventeurs du qajaac, un des bateaux les mieux conçus au monde. Nous sommes les architectes d’une maison de neige assez chaude pour dormir nus avec des couvertures de fourrure. Nous savons comment interpréter les conditions météorologiques et comment nous déplacer avec les constellations comme guides. Toutes les façons pour nous non seulement de survivre, mais de prospérer dans l’Arctique, nous viennent de notre ingéniosité. Nous avons pu nous épanouir dans un milieu où la plupart des gens ne survivraient pas plus d’une heure.
Nous savons bien des choses sur la durabilité. Dans la culture de chasse, les principes fondamentaux sont de respecter la nature, de se respecter les uns les autres, de partager et de ne prendre que ce dont on a besoin. Ce sont là les piliers fondamentaux d’un monde durable. La culture inuite peut servir de modèle d’un Arctique durable et d’une planète durable.