Zita Cobb sur l’appréciation de nos petites communautés

CobbZita Cobb, présidente de la Fondation Shorefast

 

Interviewée le 17 octobre 2014 par Adam Kahane.

Kahane : Que pourriez-vous me dire à votre sujet qui m’aiderait à comprendre ce qui retient votre attention aujourd’hui?

Cobb : J’ai grandi dans une communauté de pêcheurs sur une île au large de la côte nord-est de Terre-Neuve. Depuis des siècles, nous avons ce don de dieu : un lieu que nous chérissons, un lieu duquel nous apprenons. Ce n’était pas une société qui accumulait du capital. Nous prenions autant de poissons et cultivions autant de navets et de choux qu’il nous fallait pour l’hiver. C’était une façon de vivre remarquable, et le résultat, c’est que maintenant, j’ai une compréhension profonde de ce que signifie une communauté : c’est un lieu qu’on partage tout comme on y partage les mêmes intérêts. Une communauté, c’est vivre comme si l’on partageait la même destinée. Quand j’avais neuf ans, les navires-usines sont arrivés et il n’a fallu que trente ans pour que la morue soit sur le point de disparaître. Du jour au lendemain, tout ce que nous savions de la manière de gagner notre vie dans l’Atlantique Nord est devenu complètement inconséquent. Les parents ne pouvaient plus rien enseigner à leurs enfants. Nous sommes devenus des réfugiés économiques. Mon père nous a dit : « Il faut que vous ayez de l’éducation, parce qu’il n’y a pas d’emploi pour vous ici. » J’ai étudié les affaires parce que je voulais comprendre comment cette destruction avait pu se produire.

Nos petites communautés partout au pays, pas uniquement à Terre-Neuve, sont en train de se désintégrer devant nos yeux, et pourtant, il est tellement possible d’éviter que cela se produise. Je crois que les affaires et la technologie sont des outils puissants, et s’ils sont utilisés à bon escient, ces outils peuvent contribuer aux lieux et peuvent aider à créer des communautés rurales robustes et contemporaines. Nos communautés rurales sont de puissantes sources de savoir, de créativité et d’innovation; elles sont des forces, et non des faiblesses.

Kahane : Qu’est-ce qui vous préoccupe au sujet du Canada ces jours-ci?

Cobb : Je suis inquiète parce que je crains que nous n’investissions pas suffisamment dans notre « capital sacré » (capital naturel, social, culturel, communautaire) et dans la protection de nos divers modes de savoir. Dans nos petites communautés, il existe une pénurie croissante d’espoir et donc, le désespoir prend racine. Je ne comprends pas pourquoi nous ne sommes pas plus consternés et pourquoi nous ne faisons rien devant le fait que nous sommes en train de perdre une partie importante de notre identité canadienne et de nos sources de résistance, d’imagination et d’ingéniosité. Notre identité et notre force sont provenues — et proviennent toujours — de notre relation avec cette merveille de la nature que nous appelons le Canada.

Nous sommes loin d’avoir assez fait pour renforcer, habiliter et investir dans nos espaces spéciaux à cette époque de mondialisation rapide, alors que le plus grand semble toujours être le meilleur et qu’on laisse le local et le précis devenir trop souvent asservis à cette quête d’efficacité. Je parle à des gens qui ont grandi dans des petites fermes en Saskatchewan où ce mode de vie semble avoir été perdu. La pêche est un autre exemple : dans bien des cas, elle est sous le contrôle de gens qui ne vivent pas de l’océan ni du poisson, qui n’ont pas ce sens d’ « enracinement » dans le lieu, qui ne sont pas sensibles ou qui n’interagissent pas avec le lieu; des gens qui administrent le capital financier dans des salles de conseil d’administration, très loin de l’odeur du poisson. Ils ne sont pas aptes à tirer le plus grand profit de ces endroits, pourtant ils ont le pouvoir de mener à la ruine des communautés de 350 ans, d’un simple coup de plume, sans l’avantage d’avoir d’abord eu une conversation adéquate sur d’autres solutions possibles.

Nous vivons à une époque où les communautés et la culture sont aplaties. Nos paysages sont aplatis par une monoculture de grandes surfaces et de magasins à succursales transnationales qui compromettent les petits commerces locaux — et bien sûr, à cause de leur grande taille, ils peuvent détruire ces petites entreprises qui ont toujours été partie intégrante de notre tissu communautaire. En plus de perdre les commerces familiaux de nos localités, je m’inquiète de ce que ce type de domination des marchés peut faire à notre liberté d’esprit — à l’épanouissement en soi. Par exemple, qui va vouloir ouvrir un petit café avec des spécialités uniques, quand il y a de grandes multinationales installées à chaque coin de rue?

Kahane : Advenant le cas où les choses tourneraient mal au cours des vingt prochaines années, de quoi aurait l’air notre monde?

Cobb : Nous aurions permis à la pensée réductionniste de prendre le dessus. Nous aurions oublié que la nature et la culture sont les deux grands vêtements de la vie humaine. Nous vivrions tous dans des mégapoles et souffririons d’une sorte de manque d’appartenance. Nous aurions perdu notre connaissance innée du monde naturel et serions devenus incapables d’en tirer des leçons. Nous aurions perdu ce que Pam Hall appelle « les moyens du savoir qui proviennent d’un rapport concret et interdépendant avec le monde encore sauvage ». Nous mangerions de la nourriture industrielle produite par d’énormes entreprises qui transcendent toutes les frontières. Nous serions soumis au capital financier et nous n’aurions aucune idée de qui nous sommes. Nous n’aurions pas le sens de la continuité en accord avec le passé. La sagesse et les nuances du patrimoine et du monde naturel seraient perdues.

Kahane : Quelles leçons devons-nous apprendre de nos échecs passés?

Cobb : Le Canada, vu dans son ensemble, est comme une jolie courtepointe. Il y a tant de cultures et de communautés au Canada. La manière de coudre toutes ces petites pièces ensemble pour en faire une courtepointe passe par nos systèmes d’entreprises et de gouvernements. Autrefois, nous les cousions ensemble de façon à respecter toutes les pièces, les grandes comme les petites. Maintenant, on dirait que nous nous attendons à ce que toutes les pièces soient identiques. S’il y en a une ou deux qui se détachent et tombent, nous n’avons pas l’air d’être dérangés par le trou dans la courtepointe. Sommes-nous toujours capables d’apprécier la valeur de la culture et de l’identité? Pouvons-nous travailler de manière collaborative parmi tous les joueurs — y compris les entreprises — pour prendre des décisions dans le meilleur intérêt de nos communautés? Il y a de plus en plus de pensée réductionniste autour de nous, ce qui nous fait perdre de vue les choses essentielles et sacrées. Nous ne pouvons peut-être pas sauver toutes les communautés, mais j’aimerais qu’une déclaration nationale dise : « En tant que Canadiens, nous apprécions nos petites communautés rurales. » Ce serait vraiment encourageant et un bon début pour trouver un moyen profitable de protéger le bien-être des communautés.

Kahane : Si les choses tournent bien d’ici vingt ans, que pourrait-on dire de notre pays?

Cobb : Le Canada serait un réseau national d’endroits intensément locaux, dont certains grands, plusieurs petits. Nous aurions trouvé le moyen de rendre à ces communautés leur caractère local, tout en assurant qu’elles soient reliées entre elles. Tout existe dans le contexte d’une relation et dans les relations saines je peux être plus moi et tu peux être plus toi. Voilà le type de relations que nous devons établir. Nos vies ne seraient pas dominées par des hyper compagnies lointaines dont les propriétaires vivent d’abord et avant tout pour le rendement de capital (éloigné). Nous aurions plutôt des entreprises de taille appropriée qui fonctionneraient de façon à renforcer le tissu de nos communautés. Bien sûr, il y a des cas où nous avons besoin d’entreprises nationales de distribution, mais il y a des manières créatives de réaliser des économies de taille, de placer le bien-être de nos communautés tout en haut de notre liste de priorités et au cœur même de nos prises de décisions.

Reos Partners

Thought leader interviews were conducted by Reos Partners, led by project editor Adam Kahane. Kahane is a best selling author and facilitator who has led dialogues in more than 50 countries including post-Apartheid South Africa. Les entrevues auprès de leaders d’opinion ont été réalisées par Reos Partners, sous la direction d’Adam Kahane, rédacteur de projet. Kahane est un auteur et facilitateur à succès qui a mené des dialogues dans plus de 50 pays, notamment en Afrique du Sud après l’apartheid.