Alex Himelfarb sur l’affaiblissement de notre collectif

Alex Himelfarb, ancien greffier du Conseil privé
Interviewé le 23 juin 2014 par Adam Kahane.
Kahane : Qu’est-ce qui vous empêche de dormir la nuit?
Himelfarb : Selon moi, le problème qui me préoccupe le plus, c’est l’inégalité. Pensons au bas, au milieu et au haut de la société. Au bas, même si, comme certains le laissent entendre, la situation des pauvres ne s’est pas nécessairement aggravée depuis quelques années, elle ne s’est pas améliorée pour autant, et sûrement pas aussi rapidement que ce qu’on a vu dans plusieurs autres pays riches. Comparativement à d’autres pays riches, le Canada s’en tire mal, et par rapport aux Premières Nations et aux autochtones en général ainsi que par rapport à la pauvreté chez les enfants, la situation au Canada est inexcusable. Ce qui est le plus troublant de tout, c’est que nous allons dans la mauvaise direction. L’austérité à tous les paliers gouvernementaux — principalement auto-imposés à cause d’années de réductions d’impôt inabordables — érode nos principales institutions redistributrices, c’est-à-dire le bien-être et l’assurance-emploi, et continue de comprimer les programmes conçus pour alléger les conséquences de l’inégalité, y compris l’assurance-maladie.
L’austérité a donné lieu à une sorte d’avarice échelonnée vers le bas. Inévitablement, ses conséquences se font surtout ressentir parmi les plus vulnérables. On n’a qu’à penser aux politiques récentes qui cherchent à refuser aux réfugiés leurs demandes pour les soins médicaux ou l’assistance sociale dont ils ont besoin. Et comment se fait-il que nous trouvions toujours assez d’argent pour la guerre, mais ne puissions pas trouver les ressources qu’il faut pour bien servir nos anciens combattants? La liste est longue et la direction est erronée.
La classe moyenne aussi est sans aucun doute étirée jusqu’à la limite. Il y a deux facteurs qui masquent l’étendue du problème. Tout d’abord, au cours de la dernière décennie, les femmes ont travaillé plus d’heures qu’auparavant, indiquant que bien des foyers n’ont pas vraiment subi une baisse de revenus, quoique les gens doivent travailler plus longtemps pour demeurer à leur niveau. Le deuxième facteur, ce sont les pétro-emplois. Les provinces riches en pétrole ont bien réussi auprès de certains membres de la classe ouvrière, parce que leurs emplois sont relativement bien payés, mais il s’agit de réussites axées sur les intérêts régionaux et elles sont fragiles. Et même en Alberta, le taux d’inégalité est élevé; les avantages sont répartis de façon inégale. Et surtout pour ce qui est du marché du travail, notre rendement a été médiocre, les salaires ne sont pas restés au pas avec les gains en productivité et à peine avec l’inflation. Un nombre croissant de Canadiens (particulièrement de jeunes Canadiens) se retrouvent avec des emplois précaires, sans sécurité, sans avantages sociaux et sans perspective d’avenir, et de plus, ils sont lourdement endettés. Par conséquent, on a d’importants problèmes rattachés à la classe moyenne, et si l’on les néglige, ils ne feront que se dégrader. Mais parce que nous lisons toutes ces manchettes sur notre situation enviable comparée à celle des États-Unis (qui ont les plus graves problèmes d’inégalité parmi les pays riches), cette question ne pèse pas très lourd. Un grand nombre de personnes, spécialement dans mon groupe d’âge, ont assez bien réussi,ce qui est sans doute une autre explication pour le niveau dangereusement élevé de notre complaisance.
Puis au haut de l’échelle, nous avons vu les très riches devenir considérablement plus riches. Le capital parle toujours plus fort que le travail — c’est pour cela qu’on dit « capitalisme » et non pas « travaillisme » —, mais aujourd’hui, le pouvoir de négociation du capital a défoncé le plafond. Donc l’argent parle plus fort que jamais.
Kahane : D’après vous, comment cette inégalité croissante se répercute-t-elle sur notre société?
Himelfarb : L’extrême pauvreté est corrosive. Quand les gens au haut de l’échelle et les gens au bas respirent un air tellement différent, il est difficile d’identifier un intérêt public commun ou de partager le même objectif. Quand ceux qui sont en haut deviennent tellement riches qu’ils décident qu’ils n’ont plus besoin de services publics, alors ils s’écartent ni plus ni moins de la société. Lorsque l’écart est extrême, ils semblent aussi croire qu’ils méritent tout ce qu’ils possèdent. De là vient l’avarice échelonnée vers le bas. S’ils n’ont pas besoin de services et s’ils méritent leur richesse, pourquoi paieraient-ils des impôts? Les gens qui sont au bas de l’échelle finissent par penser que le jeu est injuste et qu’ils n’ont rien à y gagner. Ils ne veulent pas voter et eux non plus ne veulent pas payer d’impôts. Pourquoi payer quand le jeu est truqué?
Kahane : Le gouvernement a-t-il un rôle à jouer pour contrer ces problèmes?
Himelfarb : Nous avons connu trente ans d’attaques contre le gouvernement. Là où la droite a réussi le mieux, c’est en redéfinissant les impôts comme un fardeau ou une punition et comme une contrainte injustifiable imposée à notre liberté, et en associant le gouvernement à l’inefficacité et à la corruption. Pendant des dizaines d’années, nous avons entendu que le principal problème était la taille du gouvernement. Est-ce que le problème est le changement climatique? Non, le problème est la taille du gouvernement. Est-ce que c’est l’inégalité? Non, le problème est la taille du gouvernement. Et la solution au problème, c’est de réduire la taille du gouvernement. En voilà un tour de magie! En voilà une distraction! Et cela a vraiment bien marché. C’est évident qu’il faut améliorer le gouvernement, mais ce sera impossible tant qu’on percevra le gouvernement comme étant le problème.
La plus importante répercussion de ce mouvement d’austérité, c’est que celui-ci brime l’imagination politique. Il donne l’impression que rien n’est collectivement possible. C’est la loi du chacun pour soi. Donc, je vois non seulement cette accentuation de l’inégalité, qui est invisible, grandissante et rébarbative, mais je vois aussi la perte de la capacité collective de faire quoi que ce soit pour changer les choses.
Kahane : Mais cette confiance affaiblie que nous éprouvons à l’égard des autres ne rend-elle pas l’action collective encore plus difficile pour nous?
Himelfarb : Une des raisons pour lesquelles nos institutions, y compris nos institutions politiques, ont tant d’importance c’est que, comme le disait le Premier Ministre Trudeau, le Canada est un véritable acte de défiance. Le Canada est un contresens : nous sommes dispersés sur le plan géographique; nous avons un climat affreux; nous avons deux langues officielles et plusieurs langues non officielles; nous n’avons pas connu de moment révolutionnaire pour nous unir; nous sommes un pays d’immigrants; nous sommes une nation avec une grande diversité culturelle et régionale. Pour toutes ces raisons, nous sommes tenus de faire un effort pour être le Canada. Et quand on ne fait plus confiance au gouvernement, quand on ne se fait plus confiance les uns les autres, on est affaibli.