
Khalil Shariff, président directeur général de la Fondation Aga Khan Canada
Interviewé le 5 septembre 2014 par Adam Kahane.
Kahane : Y a-t-il quelque chose de particulier aujourd’hui qui distingue le Canada du reste du monde?
Shariff : Le Canada a cultivé une sorte d’intention civique pour que la diversité fonctionne. Dans notre société, il existe un sentiment général selon lequel nous ne désirons pas vraiment nous livrer à l’opportunisme politique de la division.
Comme tout autre pays, nous avons à surmonter des défis, des difficultés, ainsi que des sources de division dont certaines sont naturelles et d’autres sont vulnérables à l’exploitation. Ce qui pour nous est important de comprendre, c’est comment notre pays réagit à ces types de chocs et ce qui arriverait si ces mêmes chocs se produisaient dans d’autres contextes.
Par exemple, le fait que l’on ait débattu et analysé la Charte de la laïcité pendant la campagne électorale du Québec, lorsque les enjeux étaient élevés et les opinions claires et arrêtées est en quelque sorte choquant. Et puis cela ne s’est pas intensifié! D’une certaine façon, nos structures institutionnelles, culturelles, historiques et politiques nous ont servi de guides quant à l’inquiétude que nous ressentions tous. À mon avis, l’expression de nos valeurs que cet événement a suscitée demeure inégalée dans le monde entier. Cela laisse entendre quelque chose de fondamental au sujet du Canada et c’est que le pluralisme canadien a des racines extrêmement profondes.
Kahane : Pourquoi le pluralisme est-il si important?
Shariff : La notion de l’homogénéité est en train de disparaître rapidement dans l’ensemble du monde et pour deux raisons. Premièrement, nous sommes plus conscients que jamais de nos différences sur le plan individuel, de ce qui nous caractérise en tant qu’individus. Deuxièmement, nous avons vécu des mouvements démographiques sans précédent dans l’histoire. Ces deux facteurs signifient que l’idée d’accommoder la différence et de vivre dans une forme de cadre commun pourrait fort bien être fondamentale pour n’importe quelle société aujourd’hui.
Quelqu’un m’a dit une fois que, pour un individu, l’humilité était la plus grande vertu. Quelle serait la plus grande vertu pour une société? La vertu d’où naissent toutes les autres vertus et capacités? Je me demande si la capacité pour le pluralisme ne serait pas la source d’où naissent toutes les autres.
Si l’on peut bâtir la capacité sociale pour traiter avec le pluralisme, on peut alors traiter de toutes sortes d’autres questions. Il est impossible de maintenir une société vibrante et pluraliste si l’on n’a pas d’abord réfléchi longuement à la nature et à la structure de son économie. Les fortes inégalités économiques, ou encore les institutions exclusivistes ou extractives sont incompatibles avec le pluralisme. Donc, pour souscrire au pluralisme, il faut un certain type de système économique. Les institutions politiques et la capacité de répondre à la grande diversité de besoins, d’aspirations et d’identités des humains sont toutes deux d’importants stimulateurs de pluralisme. On ne peut pas avoir des institutions politiques qui penchent en faveur de la discorde ou qui dressent les gens les uns contre les autres, sinon tout s’écroulera. Et pour soutenir une société pluraliste, on a également besoin d’une vie culturelle qui puisse inclure des thèmes unificateurs tout en laissant beaucoup de place aux expressions culturelles individuelles et aux activités interculturelles originales.
Kahane : Les Canadiens sont-ils activement conscients de l’importance du pluralisme pour notre société?
Shariff : La dernière chose dont parlent les poissons est l’eau dans laquelle ils évoluent : elle est invisible. L’échafaudage de la société canadienne — cet engagement envers le pluralisme — est invisible aux yeux de la plupart des Canadiens. Nous ne le comprenons pas toujours de manière explicite, et le tenons peut-être pour acquis, mais il est néanmoins ancré dans notre for intérieur. Nous le voyons clairement dans le cas des Canadiens qui travaillent à l’étranger. Les Canadiens peuvent fonctionner dans plusieurs milieux différents et difficiles, et je crois que cela est dû au fait que nous sommes assez sensibles au fonctionnement d’une société pluraliste.
Kahane : Le pluralisme est donc un de nos atouts inexploités ou peu appréciés?
Shariff : Je le crois, à tout le moins, il est peu apprécié par les Canadiens eux-mêmes, sinon par d’autres. Il y a un double danger : que les Canadiens ne soient pas assez humbles ou alors qu’ils soient trop humbles au sujet de leur pluralisme. Personne ne peut tolérer de voir circuler une poignée de pluralistes arrogants; par contre, le fait d’être excessivement humbles peut être une façon pour nous de dévaluer un atout et en quelque sorte d’éviter notre responsabilité de partager cet atout avec d’autres. Bien sûr, le pluralisme n’est pas un atout réservé aux Canadiens. C’est un atout au Canada ou du Canada, mais c’est aussi un atout humain à l’échelle mondiale. Nous n’en sommes que les gardiens pour le reste du monde. Qu’est-ce que cela signifie pour nous d’utiliser cet atout avec le reste du monde comme bénéficiaire?
Kahane : Qu’aimeriez-vous avoir comme épitaphe?
Shariff : « Il a apporté une modeste contribution canadienne aux grands enjeux de son époque. » Pour moi, mentionner l’élément canadien n’est pas un moyen de manier un slogan ou de vendre la feuille d’érable. Il s’agit en réalité de capter tout un ensemble d’idées et d’idéaux que ce pays représente, et d’utiliser cela comme tremplin pour contribuer au reste du monde. Dans son livre At Home In the World, Jennifer Welsh dit que nous ne devrions pas être une puissance moyenne, mais plutôt une puissance modèle. Elle avance que la meilleure contribution que le Canada puisse faire, serait d’exceller dans son rôle d’être le Canada. Donc, je suppose qu’il y a un certain sens à dire que nous entrevoyons dans le casse-tête du monde un espace qui a la forme du Canada.